Télécoms : la mauvaise fibre des groupes chinois en Afrique
Du Mali à la RD Congo, les groupes chinois remportent la majorité des chantiers de pose de fibre optique, Huawei en tête. Hélas, les travaux ne sont pas toujours menés dans les règles de l’art…
Le long de la route nationale entre Kinshasa et la ville côtière de Muanda, en RD Congo, la fibre optique, installée sur 600 km, affleure presque par endroits, sans fourreau pour la protéger. Un régal pour les rats, qui raffolent de son odeur de chewing-gum. Sur certaines sections, l’infrastructure, réalisée en 2010 par China International Telecommunication Construction Corporation (CITCC), a déjà été coupée 50 fois, reconnaît un conseiller du gouvernement congolais.
Rongeurs, travaux de voirie… Les causes sont multiples. « Son taux de service est de moins de 90 %, alors que les opérateurs attendent 99,9 %, regrette-t-il. Elle aurait été mieux protégée si on l’avait posée sous le pipeline qui est parallèle à la route. »
Mauvais entretien réservé à la fibre
Le cas congolais est loin d’être un accident industriel isolé. De la fibre optique déposée à même le sol ou enterrée à 30 cm de profondeur, quand elle devrait être enfouie au moins à 80 cm ; des câbles installés sans protection ou placés dans des tuyaux habituellement réservés au transport de l’eau et qui seront écrasés par la pression une fois recouverts de terre ; de la fibre coupée et raccordée tous les 600 m, alors que le cahier des charges indique qu’elle doit être posée sur 2 000 m d’un seul tenant… Les consultants en télécoms qui suivent la construction des autoroutes de l’information peuvent multiplier à l’envi les exemples de malfaçons.
Ces cinq dernières années, des dizaines de milliers de kilomètres de câbles ont été enterrés, quasi exclusivement par des entreprises chinoises, pour construire les dorsales et les réseaux de fibre optique dont l’Afrique subsaharienne a besoin pour accéder à l’internet haut débit et faire sa mue numérique. Dans ce domaine, l’équipementier Huawei – qui a refusé de nous parler – se taille la part du lion.
« Ces travaux, réalisés pour le compte des États faute d’intéresser les opérateurs, ont trop souvent tourné au fiasco, avec des infrastructures à la durée de vie limitée, quand elles ne doivent pas être reprises pour fonctionner », souligne l’expert Claude de Jacquelot. En 2014, sur une carte dont Jeune Afrique a obtenu une copie, l’opérateur public camerounais Camtel reconnaissait ainsi devoir remplacer plusieurs centaines de kilomètres de fibre posés par Huawei.
Abidjan en fait aussi l’amère expérience. Confiée au même groupe, la première tranche de son réseau national de fibre, qui part de San Pedro pour rejoindre Korogho, via Man et Odienné, sur 1 400 km et dont le coût dépasse 25 milliards de F CFA (plus de 38 millions d’euros), est une catastrophe. Après quatre mois de négociations avec la Chine en 2015, le gouvernement ivoirien a obtenu que 400 km soient reposés. L’ensemble devrait être mis en service en fin d’année, selon le ministère de l’Économie numérique.
La stratégie chinoise
Pour obtenir leurs marchés, le groupe de Shenzhen et ses concurrents chinois utilisent toujours le même modèle. Ils démarchent les gouvernements africains en leur proposant une solution de financement grâce à un prêt à taux concessionnel (inférieur à 3 %) octroyé par la China Exim Bank. Incapables de financer seuls de gros projets d’infrastructures, les États y voient une opportunité et signent des contrats de gré à gré pour des projets clés en main.
« C’est le péché originel. L’initiative revient aux prestataires, qui définissent les besoins sans étude réelle et proposent un cahier des charges, alors que cela devrait être fait par le client et ses avocats. Conséquence : on définit un tracé sans toujours prendre en compte l’emplacement des sites stratégiques des opérateurs ou les grands centres administratifs et économiques qui devront être reliés », déplore Stéphane Lelux, fondateur du cabinet de conseil et d’ingénierie Tactis.
Au Mali, en 2012 et en 2013, Huawei a installé un tronçon de 915 km, de Bamako à Ségou, sur un tracé déjà utilisé par Orange. L’État n’aurait-il pas plutôt eu intérêt à louer de la fibre à l’opérateur ? En outre, une fois encore, les travaux ont été tellement mal effectués – comme le montre un audit réalisé début janvier et que Jeune Afrique a pu consulter – que l’équipementier a été contraint de reprendre le chantier. Il doit être finalisé en septembre.
Dans ses contrats, Huawei inclut non seulement la fourniture et la pose de la fibre, les équipements actifs nécessaires, mais aussi d’autres lots plus ou moins utiles au pays – par exemple un réseau de vidéosurveillance au Mali -, histoire de faire gonfler la note. En Guinée, le cabinet Tactis, appelé au secours par Conakry, a mis plusieurs mois avant d’identifier clairement les éléments facturés.
« Quand les Chinois arrivent, les Africains arrêtent de réfléchir », constate le conseiller du gouvernement congolais interrogé. Peu d’États font appel à des avocats d’affaires ou à des bureaux d’ingénierie pour ficeler les contrats avant la signature. « Dans les budgets de ces projets, rien n’est prévu pour assurer le suivi de l’avancée des chantiers », complète Gérard Dupin, fondateur du cabinet de conseil Taho!.
Résultat : les entreprises sous-traitantes qui gèrent les travaux de génie civil (Huawei en compte une quarantaine, chinoises et africaines, sur le continent) travaillent la bride sur le cou. D’autant que la gouvernance entourant la construction de ces infrastructures laisse souvent à désirer.
Au total, le tronçon entre Muanda et Kinshasa, exploité par la Société congolaise des postes et télécommunications (SCPT), a coûté 90 000 dollars (environ 80 000 euros) par kilomètre à l’État, en incluant le prix des équipements électroniques dits actifs. « Alcatel aurait pu le faire pour moins de 35 000 dollars par kilomètre », indique un ancien cadre du groupe français qui connaît bien le dossier.
Ce type de dérapage surprend quand on sait que les opérateurs, à commencer par Orange, ont fait de Huawei l’un de leurs principaux fournisseurs, notamment en raison du rapport qualité-prix de ses prestations.
Sur le terrain, les experts qui viennent à la rescousse quand rien ne va plus constatent que les compétences ne sont pas toujours au rendez-vous. « Les ingénieurs chinois sont jeunes et inexpérimentés, ne parlent pas français ni forcément très bien anglais », expliquent plusieurs sources ayant travaillé sur des projets dans les deux Congos, en Guinée, au Cameroun, au Gabon et au Togo. « Les équipementiers comme Huawei ne sont pas des spécialistes du génie civil, c’est une erreur de leur confier ces travaux », insiste un fonctionnaire de la Banque mondiale.
Le bon exemple rwandais
En 2017, « 97 % de la population sera couverte par l’internet mobile très haut débit [4G] », affirme Jean Philbert Nsengimana, le ministre rwandais des Technologies de l’information et de la communication (TIC). Si le pays des Mille Collines peut désormais faire des TIC un atout pour son développement, c’est grâce à ses infrastructures. En 2008, il a été l’un des premiers États subsahariens à bâtir une dorsale en fibre optique.
Financé sur fonds propres du gouvernement, ce réseau court sur 2 300 km et raccorde Kigali, 30 districts, 9 postes-frontières et les principales administrations du pays. Après appel d’offres, ce chantier d’un coût de 40 millions de dollars (plus de 28 millions d’euros, à l’époque) avait été confié à Korea Telecom (devenu KT).
Fort de cette première collaboration, le groupe sud-coréen a ensuite investi 140 millions de dollars, en 2013, pour déployer la 4G au travers d’une coentreprise, Olleh Rwanda Network (ORN), détenue à 49 % par l’État. En contrepartie, ORN a obtenu l’exploitation des infrastructures de télécoms de l’État (fibre et 4G) pour vingt-cinq ans ; c’est elle qui revend la bande passante aux opérateurs de télécoms.
Un défaut de compétences
Paradoxalement, les contrats financés par l’institution de Bretton Woods n’échappent pas toujours à ces écueils. Huawei, à la surprise générale, est sorti en tête de l’appel d’offres pour la fibre qui va relier Pointe-Noire (Congo) au Gabon. Un choix qui a fait faire des cauchemars aux salariés de la Banque mondiale, réclamant d’eux une surveillance de tous les instants.
Quant à la construction de la dorsale du Gabon, pourtant attribuée au spécialiste des infrastructures China Communications Services (CCS), elle aussi a connu des difficultés sur le tronçon de plus de 600 km longeant les voies ferrées du Transgabonais. De 10 % à 15 % des sections n’étaient pas étanches et ont dû être reprises avant d’y placer la fibre. D’après un conseiller gabonais, CCS a nettement sous-estimé la difficulté du chantier.
Une partie du paiement de l’infrastructure (32 millions de dollars) a été suspendue en attendant que l’ensemble du réseau livré soit conforme au cahier des charges. Finalement, sa réalisation ne sera pas achevée avant décembre, avec au moins trois mois de retard, selon notre source. Le Gabon pourrait exiger le versement de pénalités.
« Les choses changent, affirme pourtant, optimiste, Stéphane Lelux. Depuis un an et demi, les décideurs publics prennent conscience de l’importance de l’accès au haut débit et se dotent des moyens nécessaires pour suivre l’exécution des projets plus attentivement. » En Côte d’Ivoire, deux nouveaux tronçons de fibre ont été récemment attribués sur appel d’offres. Et aucune entreprise chinoise n’a été retenue.
Télécommunications : à Libreville, CCS droit dans ses bottes
Mis en cause par plusieurs sources pour la qualité des travaux le long du Transgabonais, China Communications Services (CCS) dément ces accusations. « Les tests sont en cours et ils sont concluants à plus de 90 %, ce qui est habituel pour ce type de chantier », assure Jean-Maxime Guyot, directeur commercial de CCS au Gabon. Les difficultés rencontrées tiendraient à la qualité de la fibre choisie (prévue pour être enterrée sans protection mais qui doit être posée dans des tuyaux avec des raccords tous les 2 km), à la topographie du tracé, à la nature des sols et aux contraintes logistiques, le chantier n’étant accessible que par le rail.
Concernant ce dernier point, le porte-parole de l’entreprise regrette à demi-mot qu’un projet d’une telle envergure n’ait pas obtenu un soutien plus franc des services de l’État pour faciliter ses relations avec la Société d’exploitation du Transgabonais (Setrag, filiale d’Eramet). Quant au paiement de pénalités pour le retard, « cela n’a jamais été évoqué », affirme Jean-Maxime Guyot.
Julien Clémençot
Jeune Afrique