Mobile banking : une success-story nommée M-Pesa
La plateforme de services financiers de l’opérateur kényan Safaricom a fêté ses dix ans en ce mois de mars. Voici les clés de la réussite d’un pionnier africain, entre connaissance profonde du marché et réglementation accommodante.
Il y a au Kenya une couleur que tout le monde reconnaît, du cultivateur de thé dans la vallée du Rift au conducteur de taxi-moto à Nairobi : il s’agit du vert pomme, emblème de l’opérateur télécom Safaricom et de sa plateforme de paiement mobile M-Pesa. On le voit à tous les coins de rue, dans les restaurants, les stations-service, les supermarchés… Dix ans après son lancement, la popularité de M-Pesa, pionnier du paiement mobile en Afrique et leader incontesté au Kenya, ne se dément pas.
70% de la population adulte du Kenya utilise M-Pesa
Le 6 mars 2007, lorsque Safaricom, filiale du groupe britannique Vodafone qui en détient 40 %, a lancé ce service, l’opérateur kényan avait pour objectif de résoudre un problème précis : la difficulté pour les populations citadines d’envoyer de l’argent à leur famille restée dans l’arrière-pays. « L’idée, explique Ronald Webb, directeur des services financiers chez Safaricom, c’était de permettre à quiconque possède un téléphone Safaricom d’envoyer de l’argent rapidement et surtout très simplement. »
Nous avons réussi non pas à vendre un produit, mais à proposer des solutions commerciales
Dans un pays peu bancarisé mais où 54 % de la population possédait un téléphone mobile, les premiers résultats ont largement dépassé les attentes. En huit mois, M-Pesa avait conquis 1 million d’utilisateurs et ce chiffre avait triplé en juin 2008. Aujourd’hui, l’application revendique 30 millions d’utilisateurs réguliers dans le monde, dont 18 millions au Kenya, soit 70 % de la population adulte du pays. La plateforme est devenue un produit qui « colle à la peau », comme l’avait voulu le directeur général de Safaricom de l’époque, Michael Joseph.
« Safaricom a toujours eu une compréhension profonde des attentes et des besoins de la population du bas de la pyramide économique, explique Ali-Khan Satchu, fondateur de la société de conseil en investissement Rich Management. C’est ce qui a fidélisé les utilisateurs. Lorsque l’opérateur indien Airtel est arrivé il y a quelques années en cassant les prix, personne n’a bougé. Les Kényans étaient prêts à payer un peu plus pour profiter des services proposés par Safaricom. Et en particulier de M-Pesa. »
Aujourd’hui, deux prêts par seconde sont contractés via M-Shwari dans le pays
L’opérateur, qui avant 2007 s’était déjà démarqué par l’accessibilité de ses produits, a gardé la même stratégie pour les services liés à M-Pesa. Depuis 2012, M-Shwari permet de créer un compte d’épargne dès 0,9 centime d’euro, tout en percevant des intérêts, et de recourir au microcrédit. Aujourd’hui, deux prêts par seconde sont contractés via M-Shwari dans le pays. Par ailleurs, le téléphone est devenu un véritable outil de paiement grâce à l’interface Lipa Na M-Pesa – « paie avec M-Pesa » en swahili –, introduite en 2013.
Une économie numérisée
Très vite, les principales enseignes de supermarché, les restaurants mais aussi la compagnie nationale d’électricité et les auto-écoles ont été dotés de leur numéro d’identification, permettant à leurs clients de régler directement leurs factures depuis leur téléphone mobile. Lipa Na M-Pesa représente aujourd’hui 5 % des transactions totales au Kenya, et ce chiffre pourrait passer à 20 % en 2020 selon les prévisions. « Nous avons réussi non pas à vendre un produit, mais à proposer des solutions commerciales », analyse Kenneth Okwero, directeur de la stratégie chez Safaricom.
Nous contribuons à hauteur de 6,5 % au PIB du Kenya
En dix ans, M-Pesa a fondamentalement transformé l’économie kényane, de plus en plus digitalisée, avec des transactions rapides, plus sûres et surtout traçables. Une étude du Massachusetts Institute of Technology estime que 2 % des Kényans sont sortis de la pauvreté grâce aux microcrédits souscrits par mobile. Selon Safaricom, la plateforme a permis de générer quelque 860 000 emplois et environ 1 milliard de dollars d’activité économique (925 millions d’euros).
« Nous contribuons à hauteur de 6,5 % au PIB du Kenya », affirme Bob Collymore, le directeur général de la société. Dans le même temps, le chiffre d’affaires du groupe n’a cessé de croître, porté notamment par M-Pesa, qui y contribue à 21 %. En 2016, les bénéfices nets de Safaricom ont atteint 347 millions d’euros.
Présence rurale imbattable
Même si Safaricom dominait déjà largement le marché kényan de la téléphonie mobile, cette réussite n’aurait pas été possible sans la mise en place d’un vaste réseau de distribution : plus de 100 000 « agents » chez qui l’on vient retirer ou déposer de l’argent sur son compte mobile. Ils sont répartis sur l’ensemble du territoire kényan, y compris dans les zones rurales désertées par les banques.
Une autre explication du succès de M-Pesa repose sur le rôle des régulateurs, qui ont autorisé le lancement du service, malgré le lobbying intense des banques et d’autres groupes pour l’empêcher. « Quand M-Pesa est arrivé, il n’y avait aucune réglementation sur le transfert d’argent via le téléphone mobile, mais les autorités kényanes lui ont permis de fonctionner », explique Bob Collymore. Une situation sans doute rendue possible par le fait que le gouvernement détient 35 % du capital de Safaricom.
Réglementation libre
D’ailleurs, lorsque Vodafone a lancé M-Pesa en RD Congo, au Ghana, en Roumanie ou encore en Inde, les résultats ont été mitigés à cause des réglementations plus restrictives de la part des banques centrales et d’un réseau téléphonique parfois défaillant. En Afrique du Sud, la plateforme a été retirée du marché en juin 2016, deux ans seulement après son introduction. Du côté de l’opérateur, on explique cet échec par une mauvaise stratégie dans les partenariats avec les banques et par la présence d’acteurs financiers déjà importants sur ce marché.
La fièvre du numérique s’est ainsi emparée des groupes bancaires qui multiplient les investissements
Pour Safaricom, le marché le plus prometteur reste donc le Kenya : « Nous voulons continuer de grandir ici, affirme Ronald Webb. La pénétration de M-Pesa chez les clients de Safaricom est proche de 90 %. C’est de là que la croissance viendra, à travers la multiplication des transactions journalières de ces utilisateurs. » L’opérateur lorgne maintenant le marché de la santé et celui des assurances, qui présentent de grandes opportunités selon le directeur financier : « On peut payer du crédit téléphonique à la minute. Pourquoi ne pourrait-on pas contracter une assurance à la journée ? »
Mais pour cela, l’entreprise va devoir continuer d’innover pour préserver son leadership. Car la concurrence monte. « M-Pesa nous a montré que l’argent pouvait bouger rapidement, explique à Jeune Afrique Edward Ndichu, chef des services financiers digitaux chez Kenyan Commercial Bank, l’un des partenaires bancaires de Safaricom. La question maintenant c’est : est-ce qu’il peut aller encore plus vite ? »
De vieux rivaux qui se réinventent
Plusieurs années après le lancement de l’application M-Pesa, la fièvre du numérique s’est ainsi emparée des groupes bancaires qui multiplient les investissements pour rattraper leur retard dans le domaine du paiement mobile et des services financiers en ligne. Au Kenya par exemple, chacun des principaux établissements financiers, comme Barclays Bank of Kenya, Kenya Commercial Bank, Standard Chartered ou encore Equity Bank, a désormais sa propre application. Ainsi, Equitel (d’Equity Bank) compte aujourd’hui 4,5 millions de clients et détient 20 % de parts de marché derrière M-Pesa (78 %).
Notre seul concurrent, c’est l’argent liquide
L’association des banques kényanes a annoncé en février l’arrivée de PesaLink, un système permettant de faire un transfert d’argent d’un compte bancaire à un autre via mobile. Pour beaucoup, ce produit, le dernier d’une longue liste d’applications bancaires lancées ces dernières années, pourrait être le premier à pouvoir rivaliser avec M-Pesa. Mais dans les couloirs de la Safaricom House, le siège du groupe, ces nouveautés n’inquiètent pas. « Notre seul concurrent, c’est l’argent liquide », répète-t‑on là-bas.
D’autant que l’opérateur a des partenariats avec plusieurs des grandes banques du pays, qui profitent de l’accès à une population, autrefois exclue des services financiers, fourni par M-Pesa. « Les banques tentent aujourd’hui de reconquérir un marché qu’elles considèrent comme le leur, mais elles ne se font pas d’illusions, explique George Waithaka, analyste financier chez StratLink. Il est très difficile de s’attaquer au monstre qu’est devenu Safaricom. Cependant, la stratégie subtile de partenariats engagée par l’opérateur a créé une situation où tout le monde est gagnant. »
Création d’un fonds de capital-risque
Désormais, l’avenir de M-Pesa repose sur sa capacité à surfer sur l’expansion du monde de la Fintech et à profiter de l’innovation de la « Silicon Savannah » kényane. Safaricom a donc lancé en 2014 un fonds de capital-risque de 1 million de dollars pour soutenir les start-up qui misent sur la technologie mobile et s’ouvre aux jeunes pousses via des incubateurs.
« M-Pesa est devenu un canal de paiement que n’importe qui peut exploiter. Nous voulons permettre aux concepteurs d’applications novatrices d’utiliser notre plateforme pour rentabiliser leurs projets », explique Ronald Webb. Autant dire que les revenus du mobile money vont représenter une part de plus en plus importante des recettes et des activités de Safaricom. Sur l’exercice fiscal 2016, ils ont augmenté de 33 %, contre seulement 4 % pour les revenus liés aux appels téléphoniques.
UN MASTODONTE MENACÉ D’EXTINCTION ?
La menace est-elle vraiment écartée ? Alors que la rumeur faisait état depuis quelques semaines de la volonté du régulateur Communications Authority of Kenya (CA) d’obliger Safaricom à séparer ses activités d’opérateur télécom de celles de fournisseur de services financiers, Ben Gituku, qui préside le conseil d’administration de l’instance, a assuré le 22 mars qu’il n’en était rien.
Pourtant, une étude commandée par CA au cabinet britannique Analysys Mason et dont les principales conclusions ont fuité dans la presse locale soupçonne Safaricom d’abuser de sa position dominante sur le marché des télécoms et lui reproche d’offrir des produits bancaires via M-Pesa sans détenir les licences nécessaires. Ce à quoi l’opérateur a répondu qu’il reconsidérerait ses investissements futurs s’il devait être contraint de séparer ses activités.
Si le régulateur semble désormais vouloir calmer le jeu, il continue néanmoins à se pencher sur les recommandations de l’étude d’Analysys Mason.
AU COMMENCEMENT, UN DIRECTEUR GÉNÉRAL DÉTERMINÉ
Michael Joseph, directeur général de Safaricom de 2000 à 2010, est une des figures emblématiques de M-Pesa. Il a fait partie de l’équipe qui, entre Londres et Nairobi, a conceptualisé la plateforme. C’est lui qui a convaincu le ministre des Finances kényan de cette époque du potentiel du service.
De 17 000 à 17 millions d’abonnés
Né en Afrique du Sud, il passe son diplôme en génie électrique à l’université du Cap avant de partir pour les États-Unis en 1986. En 1990, il entre chez l’opérateur GTE. Il y gravira rapidement les échelons avant de rejoindre Vodafone, puis de prendre la tête de Safaricom au Kenya en 2000. Sous sa direction, Safaricom passera de 17 000 à près de 17 millions d’abonnés et deviendra le géant mondial du mobile money.
« Il avait une connaissance intuitive du marché et était extrêmement déterminé, presque dictatorial, confie un de ses anciens collègues. Le type de leader qu’il faut pour véritablement lancer une entreprise. » En 2010, en accord avec le conseil d’administration, il se retire au profit de Bob Collymore, qui poursuit depuis la croissance et la diversification du groupe en mettant en avant ses apports sociaux et la capacité de M-Pesa à « changer des vies ».
Redresser Kenya Airways
Michael Joseph n’a pas complètement quitté le secteur de prédilection. En 2012, il devient directeur général du mobile money chez Vodafone. En octobre 2016, il a également été nommé président du conseil d’administration de Kenya Airways pour ses qualités de gestion, alors que la compagnie aérienne a enregistré une perte record d’environ 230 millions d’euros sur l’exercice qui s’est achevé en mars 2016.
Laure Broulard et Mark Anderson – à Nairobi
Jeune Afrique